Les scribes du Grand Don

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Quelques extraits du livre de l'universitaire marocaine Nadia Benabdelali,
"Le Don et l'anti-économique"

Le capitalisme, par son « fétichisme de la marchandise » substitue les rapports entre les choses aux rapports entre les hommes. L'économie du don est justement l'épanouissement des rapports entre les hommes par l'intermédiaire des choses.

La propriété privée procure un sentiment de sécurité non seulement contre la vie qui est pleine d'aléas, mais également contre la mort qui est pleine de certitude.

La civilisation actuelle est dite de l'objet, cependant, et paradoxalement, l'objet y perd toute personnalité. L'objet échangé est anonyme et sans âme. Dans l'économie du don, chaque chose est un être, elle a un souffle, un pouvoir, une vertu.

Le don est séduisant justement parce que transgressif et défiant, et toute transgression est fascinante parce que dérangeante, parce qu'elle est contestation, rupture et dissolution.

Le don est sûrement la partie la plus enchantée de l'économique parce qu'il permet de mettre en relief sa dimension symbolique. Le don ne s'institue et ne se reconnaît qu'en s'opposant à l'ordre de la valeur. Il est irrationnel et exprime donc que chez l'Homme il y a des facultés supérieures à la raison. C'est parce que le don échappe au marché qu'il permet l'épanouissement de la fantaisie et de la poésie qu'il sanctifie et sublime les rapports des hommes entre eux et les rapports des hommes avec les choses.

L'homo oeconomicus c'est l'homme des sociétés du besoin. C'est l'homme qui a une conscience aiguë de la valeur de l'argent, de l'effort rémunéré, du rendement, le Prométhée qui ménage son temps, le soumet au calcul horaire. Alors que l'homme du Don est celui de la gratuité, de l'oisiveté. La vie palatine, les pierres précieuses etc ont pour sens premier de rompre l'enchaînement des actions efficaces. Le don a par contre toute sa place dans un rapport d'ordre politique, social et sentimental. Le don est dispersion et versatilité.

 

Le philosophe Paul Ricoeur s'est penché sur la "reconnaissance" de l'économie du don, lors d'une conférence à l'UNESCO en 2000. téléchargez le fichier PDF

 

"Pour la gratuité", un essai nécéssaire du philosophe Jean-Louis Sagot-Duvauroux

 

Carnets d'un grand-donneur

J'ai vu aujourd'hui au souk de la médina un homme laisser tomber l'aumône qu'il allait faire à une vieille femme pauvre. Les pièces en tombant ont rebondi et cliqueté plusieurs fois dans la ruelle. La femme cache alors soudainement son visage sous son manteau. Presque honteux, sinon gêné, l'homme ramasse et lui tend à nouveau la menue monnaie. En s'en allant, il signifie d'un geste de la main à la mendiante qu'il n'a pas fait exprès d'attirer sur elle l'attention des passants. Qu'est-ce que cela signifie ? En Islam, l'aumône a pour règle absolue la discrétion, pour préserver la dignité de la personne dans le besoin. Comme s'il avait rompu un contrat social tacite, l'homme signifiait : « Excuse-moi, je n'ai pas fait exprès de ne pas exécuter l'aumône dans les règles. » Où c'est celui qui donne qui devient le fautif…

 

Avec ses amis surréalistes, André Breton s'est une fois posté sur les grands boulevards muni de bouquets de roses rouges et fraîches. À titre d'expérience, et d'exutoire peut-être, les fleurs amoureuses furent tendues offertes aux passantes élégantes du macadam parisien. Savez-vous quelle fût en général la réaction des inconnues surprises ? Des détours souvent, des dénis fréquents, des haussements d'épaules en guise de parole, un « c'est quoi ? pas le temps ! » jeté en excuse automatique, des rires prétextes à s'enfuir a l'autre bout du pavé. Mais quelques rires éclatants aussi, des accolades qui deviennent des danses, des remerciements en forme de poèmes et des baisers sur les joues et même la bouche.

 

Nous avons à plusieurs occasions rencontré des patrouilles de policiers qui viennent s'informer de la teneur de notre regroupement sur le trottoir. À chaque fois, quand le principe du Grand Don est expliqué, ils sont repartis sans nous interrompre mais aussi sans rien prendre.

N'acceptent-ils pas ces dons parce que « jamais pendant le service  », parce que leurs chefs les censurent du regard, parce que ce n'est pas digne d'un fonctionnaire de la République ? Qu'ont-ils peur de cautionner ?

Mais quelle serait leur réaction si les bibelots étaient remplacés par exemple par du matériel hi-fi neuf, des sacs Gucci et des conserves de truffes noires du Périgord ? Croiraient-ils encore à un simple don ? Ne serions-nous pas soupçonnés de camoufler une sorte de « marché aux voleurs » ? Quelle est la mesure, la limite, le moment où la générosité anonyme est plausible et l'instant où elle ne l'est plus ? Y a-il une limite moralement acceptée par la société pour déterminer la valeur des dons ? Selon chacun, ces critères sont probablement très variables…

La prochaine fois, nous tenterons donc une expérience sans détours à l'aide dons doublement symboliques : des rivières de diamant en pâte de verre, des pièces d'or en chocolat, des billets de Monopoly. Pensez-y si vous nous rejoignez un de ces jours, on devrait bien s'amuser.

 

Jacques T. Godbout nous autorise à
reproduire ici quelques passages choisis
de son ouvrage "Le don, la dette et l'identité"

Le don aux étrangers est le don unilatéral, inconditionnel par excellence, sans retour. ... C'est le don le plus ouvert sur l'humanité toute entière ­ le don idéal. C'est aussi {...} le don le plus spécifiquement moderne {...}

Citant Titmuss, à propos du don du sang , 1972 :

« A la différence du don dans les sociétés traditionelles, il y a dans le don {...} à des étrangers inconnus aucune contrainte coutumière, aucune obligation légale, aucun déterminisme social ; aucun pouvoir contraigant n'est exercé sur les participants, aucun besoin d'un impératif de gratitude {...} Par le simple fait de ne demander aucun paiement en retour, ni même d'en attendre, ceux qui donnent {leur sang} affirment qu'il existe des hommes ayant la volonté d'agir de façon altruiste dans l'avenir, et capables de s'associer pour donner librement si nécessaire. Ils manifestent ainsi la confiance dans le comportement futur d'étrangers qui leur sont inconnus et contredisent la thèse {de Hobbes} qui considère que les humains sont dépourvus de tout sens moral.

En tant qu'individus, on peut dire qu'ils participent à la création d'un bien qui transcende celui de l'amour de soi. Ils reconnaissent qu'il est nécéssaire « d'aimer » des étrangers pour pouvoir « s'aimer » soi-même. C'est tout le contraire du système d'échange marchand, dont le résultat est de « libérer » les êtres humains de tout sentiment d'obligation vis-à -vis de leurs semblables, sans égards pour ceux qui sont dans l'incapacité de prendre part au système. »

Quel renversement par rapport à la vision habituelle de la société occidentale ! La modernité ne serait pas seulement le lieu du marché, de l'intérêt, de la rationalité instrumentale, du cynisme et du désenchantement, mais également celui du don le plus unilatéral et le plus inconditionnel : le lieu du « don pur ». Il y a là une vision toute à fait étonnante de nos sociétés, qu'il faudrait réconcilier avec la conception courante. Mais n'y a t-il pas là aussi un point de départ pour penser la société moderne autrement que dans une matrice économique ?

Chaque don {...} s'accompagne souvent d'un certain sentiment d'euphorie et de l'impression de participer à quelque chose qui dépasse la nécessité de l'ordre matériel. Il m'arrive de croire qu'en s'abandonnant à l'expérience du don, en acceptant d'être dépassé par ce qui passe par nous, on vit quelque chose qui n'est pas totalement étranger à l'expérience mystique, ou à la transe. On pourrait alors imaginer que l'expérience du don, c'est un peu le mysticisme à la portée du commun des mortels -- le mysticisme à usage courant, l'extase à petite dose, la démocratisation de l'expérience mystique et du sentiment « océanique »... dans ces sociétés qui ont éliminé la transe et toutes les formes d'expériences trop éloignées de la rationalité instrumentale.

Donner, c'est vivre l'expérience d'une appartenance communautaire qui, loin de limiter la personnalité de chacun, au contraire l'amplifie. Contrairement à une certaine approche individualiste, l'expérience de la solidarité communautaire n'est pas nécessairement contradictoire avec l'affirmation de l'identité, mais elle peut au contraire la développer. Le don serait une expérience sociale fondamentale, au sens littéral qu'avec le don, nous expérimentons les fondements de la société, de ce qui nous rattache à elle au-delà des règles cristallisées et institutionnalisées. Nous la sentons passer en nous, ce qui crée un état psychologique particulier. Une expérience qui concrétise la tension entre l'individu et la société, entre la liberté et l'obligation. Une expérience où la société est vécue comme communauté.

 

Quelques observations sur
le déroulement d'un Grand Don

Les donneurs du Grand Don ne sont ni sociologues, ni anthropologues, ni ethnologues, ni urbanistes, ni journalistes, ni artistes quand ils pratiquent cette activité. Nous sommes là en tant qu'individus citoyens, et venons à ce rendez-vous dans la joie de partager des rires et des rencontres. À ce sujet, il faut signaler que le fait de rencontrer tant de personnes et de provoquer des réactions parfois violentes ­ de joie et de surprise ou de gêne et de panique parfois -, génère chez les donneurs une sorte d'état de transe très particulier qui ne peut se comprendre que par l'expérimentation. Essayez donc !

La dette, face cachée du don, n'apparaît que dans des rapports entre individus qui se connaissent. Que ce soit dans le cadre de la famille, du couple, du travail ou de la hiérarchie sociale, le donateur et le récepteur se connaissent obligatoirement. La logique du « don gratuit » ou « don pur » tel que nous l'appliquons dépasse justement cette relation préexistante entre les gens. Lors du Grand Don, même après le « transfert » des objets, les gens disparaissent dans la ville s'en laisser de traces. Ils sont incapables de retrouver le nom ou les coordonnées de ceux qui ont donné. Et réciproquement. Cet anonymat partagé a ses avantages et ses défauts. À vous de venir pour avoir votre propre opinion.

D'autre part, les dons du Grand Don sont disposés collectivement et indifférenciés, même si ils ont été amenés par des personnes différentes. Pour les « bénéficiaires », ces objets ont donc une histoire anonyme, tout en ayant vécu chez d'autres auparavant. Dans cette situation, la supposée « dette » ne peut se créer qu'envers un groupe dont on ne connaît pas les composants. Cela rend très difficile la possibilité de rendre sur le moment. Et si malgré tout les « bénéficiaires » ressentent une dette, comment l'exprimer ? Comment « l'évacuer » ? Nous leur proposons comme solution radicale de rentrer dans le groupe des donneurs, dans lequel les termes de l'échange sont totalement différents.

Détail d'importance, les objets sont en attente de don, ils sont potentiellement l'objet d'un don. Nous n'abordons pas les gens avec les objets à la main, mais leur proposons de s'approcher, de regarder et de choisir. C'est donc le passant qui saisit volontairement l'objet et le fait entrer dans le cadre d'un don. Si rien ne lui plait, l'objet demeure objet posé. D'autre part, ces objets n'ont aucun pouvoir attractif financier -la très grande majorité ne valent pas un sou-, ni esthétique -des bibelots et des vieux livres pour la plupart. Il faut donc vraiment le vouloir pour prendre.

À propos du moment de « la prise », il est intéressant d'observer les attitudes gestuelles. Les passants approchent avec hésitation du lot de dons. Ils touchent peu. Quand un objet leur plait, ils demandent l'autorisation de regarder de plus près et de prendre dans leurs mains. Le moment précis de la prise est déterminant : les mains tremblent, prennent puis reposent vite. Une fois l'objet choisi, ils demandent encore si ce n'est pas une blague. Ils tiennent l'objet avec un respect sans aucune mesure avec sa valeur. Puis ils s'en vont presque à reculons, en regardant les donneurs dans les yeux, près à restituer l'objet au moindre signe la part des donneurs.

Il y a là quelque chose de complètement illégitime, troublant et déstabilisant dans ce transfert sans argent... Simple observation, mais piste de réflexion utile pour ceux qui ont encore l'énergie et l'audace d'imaginer la société hors du paradigme totalitaire de l'utilitarisme, de la croissance et du marché.

 

granddon@altern.org
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